Le billet de banque doit être à la fois universel et unique. Sera-t-il plus intelligent? Il l'est déjà, mais cela n'aurait pas de sens qu'il donne l'heure par exemple.

Entreprises 22 septembre 2017
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«Le billet de banque est déjà un produit de haute technologie»

Le débat sur l’avenir du cash est un vieux débat, selon Philippe Barreau, directeur général de la Division des Encres et Solutions de Sécurité de SICPA, société vaudoise spécialisée dans les solutions et services d'authentification, d'identification et de traçabilité sécurisés. Rencontre en marge de son intervention lors du Forum de l’économie vaudoise, qui s’est tenu le 21 septembre à Lausanne.

Le billet de banque a-t-il encore un avenir?

Bien sûr, je n’ai pas l’impression de travailler dans un secteur en voie de disparition. Les avancées technologiques, qui ont notamment favorisé l’arrivée de nouveaux acteurs dans l’industrie des moyens de paiement, ont relancé les discussions sur l’avenir du cash. Ce débat est un vieux débat il était déjà présent lors de l’essor des cartes de crédit dans les années 1970 mais surtout il s’agit d’un faux débat. Des entreprises, dont la réputation est fondée sur les nouvelles technologies et qui proposent des opérations de paiement sans espèces, font marche arrière. Uber accepte, par exemple, le paiement en liquide, que ce soit en Inde ou plus récemment en Angleterre, à Manchester. Le nombre de billets de banque en circulation dans le monde augmente par ailleurs chaque année d’environ 5%. Selon une étude de la Banque nationale d’Autriche, la valeur du cash en circulation dans 10 pays représentatifs notamment aux États-Unis, dans la zone euro et en Suisse est en forte croissance depuis la fin des années1980, soit depuis la crise financière de 1987. Plus fondamentalement, le fait de payer en espèces ne laisse aucune trace et préserve ainsi la vie privée de chaque citoyen. Le cash facilite l’inclusion économique et financière, y compris dans les pays les plus riches. En fait, la vraie bataille oppose davantage les nouvelles technologies entre elles. Si un moyen de paiement venait à disparaître, ce pourrait être les cartes de crédit telles que nous les connaissons aujourd’hui, mais pas le cash.

Il peut donc y avoir une inversion de tendance dans le débat?

Peu à peu, des voix s’élèvent en faveur du cash. Lors d’une conférence ce printemps, Yves Mersch, membre du directoire de la Banque centrale européenne, a ainsi dénoncé le lobby d’acteurs privés qui s’opposent à l’utilisation des espèces comme moyen de paiement, sans respecter la volonté des consommateurs ni même leur vie privée. Leur but est avant tout de récupérer les données générées lors de la transaction pour mieux les revendre. Ce n’est pas le moyen de paiement en tant que tel qui intéresse ces lobbyistes, mais les traces que ces transactions laissent et la commission qu’ils peuvent alors en tirer. Une autre voix provient des milieux humanitaires. L’argent liquide aide à l’inclusion du plus grand nombre. Il permet par exemple de casser les liens de dépendance entre aidants et aidés. Une aide versée en argent liquide peut engendrer petit à petit de l’épargne et relancer ainsi un cycle économique. Les ONG ont pu le constater dans les camps de réfugiés où il a permis à une économie de marché de se recréer. L’OCDE a d’ailleurs émis des directives pour l’utilisation du cash dans le cadre de l’aide au développement.

Le billet doit-il devenir intelligent, contenir une puce pour diversifier ses fonctions?

Les billets de banque sont déjà intelligents! Leur intelligence se situe à plusieurs niveaux. Elle permet au public de reconnaître facilement un vrai d’un faux billet tout en limitant drastiquement tout risque de contrefaçon. Elle doit aussi permettre aux machines – bancomat, automate, caisse, etc. – de lire et d’authentifier les billets et ce, même à grande vitesse et dans le monde entier. Le billet doit ainsi être à la fois universel et unique. SICPA a développé des composants pour ses encres qui les rendent capables de communiquer avec ces machines, tout en ne pouvant pas être contrefaits. Ce dialogue se déroule sans infrastructure tierce: pas besoin de passer par internet pour contrôler l’authenticité d’un billet, contrairement aux cartes bancaires qui doivent être vérifiées dans une banque de données via internet. On pourrait techniquement ajouter d’autres fonctions à un billet, mais cela doit faire sens et répondre à un besoin. Je ne vois pas un billet de CHF 20 vous donner l’heure ou encore vous indiquer le chemin à prendre. Je rappelle qu’un billet de banque est un produit régalien, donc seul l’Etat, via sa banque centrale, peut décider de son émission, de ses fonctions et de son retrait.

Les fonctions du billet de banque sont-elles appelées à changer?

Le rôle de l’argent a déjà évolué. Après avoir longtemps été un instrument de réserve, il s’est imposé comme un outil de transaction surtout dès la fin du 19e siècle. Il est intéressant de noter qu’il est redevenu objet de thésaurisation au lendemain de la crise de 2008 qui a ébranlé la confiance que les populations avaient en leur système bancaire. Tant que les banques centrales garderont leurs fonctions actuelles, je ne vois pas le cash endosser d’autres rôles que ces deux-là. Par contre, la façon dont nous l’utilisons au quotidien, l’interaction croissante machine-humain sont autant de facteurs qui contribueront à son évolution.

L’encre est votre cœur de métier actuel. Quel sera celui de demain?

Dans un billet, il y a certes l’encre SICPA, mais pas seulement. Nous développons pour les banques centrales des systèmes complets qui permettent l’authentification du billet. De manière générale, SICPA est allé au-delà de la chimie dès les années 1980 en ajoutant à ses compétences, celles des matériaux et de la physique. SICPA s’est aussi diversifié dans les technologies optoélectroniques, puis les systèmes d’information ces 20 dernières années. Plus récemment, nous nous intéressons aux technologies émergentes dont le blockchain. Notre cœur de métier de demain pourrait se définir comme la création et l’interactivité des solutions de sécurité, qu’elles soient matérielles ou digitales.

Outre les billets de banque, quels sont les secteurs qui présentent les plus grands besoins en matière de traçabilité et d’authentification, et qui sont donc les plus intéressants pour vous?

Nous sommes aussi présents dans les secteurs comme la sécurisation des prélèvements de taxes pour le tabac ou d’autres produits règlementés de consommation. Nous aidons les gouvernements à mieux collecter les taxes sur ces produits, à s’assurer que ceux qui sont consommés sont authentiques et à lutter contre la contrebande. C’est ainsi que nous traçons les sodas dans certains pays où les boissons sucrées sont taxées pour lutter contre l’obésité et les maladies liées à l’alimentation. Il est en de même des cigarettes lorsqu’elles sont taxées différemment dans les régions ou états différents d’un même pays ou d’une même zone économique. Le secteur de l’authentification des produits est aussi intéressant: est-ce que l’encre de ma cartouche contient bien de l’encre de la marque que j’achète? Mon sac de marque est-il un vrai ? Le marché du marquage du pétrole est en outre en plein développement. Sans oublier le contrôle d’identité aux frontières. Nous participons déjà à la sécurisation des cartes d’identité ou des passeports, mais désormais nous aidons les gouvernements à vérifier que la personne qui présente un document d’identité en est bien le détenteur ou encore que la durée de son séjour dans un pays est bien respectée. Et pour reprendre l’exemple de la guerre anti-cash, l’argent électronique va devoir passer par la case «authentification». Notre avenir passe ainsi par des solutions physiques, mais aussi digitales.

Vous investissez beaucoup dans les start-up de la région. Quels sont les domaines que vous privilégiez?

Nous avons des collaborations et menons des projets communs avec nombre de start-up, notamment de la région, mais aussi avec des centres de recherches et différentes Hautes Ecoles. Ces projets concernent toutes nos activités et représentent autant d’accélérateurs de technologies pour nous que, pour eux, des portes d’entrée aux marchés. Notre présence globale leur offre la possibilité de promouvoir leur technologie plus rapidement. Nous envisageons aussi des acquisitions complètes pour intégrer un savoir-faire et empêcher qu’il soit dilué dans des domaines qui ne seraient pas liés à la sécurité.

Vous poursuivez donc vos investissements dans la région?

Nous sommes particulièrement privilégiés par notre environnement. Le savoir-faire et l’état d’esprit suisses sont par ailleurs une valeur très importante dans notre métier. Nous continuons donc d’investir dans la région, même si nous devons aussi envisager des activités de développement et de production au-delà des frontières suisses, soit pour des raisons politiques – la proximité des gouvernements avec lesquels nous travaillons est parfois un enjeu d’importance – soit pour des raisons technologiques. En 15 ans, nous avons accru notre présence dans la région d’environ 50%.

Est-ce que finalement le voleur n’a pas toujours une longueur d’avance sur le gendarme?

Non, c’est l’inverse: nous aidons le gendarme à avoir une longueur d’avance. A titre d’exemple, le taux de contrefaçon des billets en circulation est très faible. L’an dernier, moins de 10 000 billets contrefaits ont été saisis en Suisse. Notre but est bien de conserver cette longueur d’avance. Les systèmes de traçabilité et d’authentification que nous développons sont le résultat d’une subtile alliance d’un savoir-faire de plusieurs décennies et d’innovations. Dans ce contexte, être une société familiale nous aide. Nous ne subissons pas la pression des marchés financiers et pouvons travailler sur le long terme tant au niveau de la recherche que des contacts avec les gouvernements. Enfin, la sécurité alimentaire ou la protection de l’identité sont de nouveaux enjeux pour lesquels non seulement SICPA, mais tous les acteurs concernés, doivent s’assurer d’avoir une avance pour le bénéfice des citoyens et consommateurs.

Propos recueillis par Anne Gaudard, rédactrice, BCV