L'effervescence boursière autour de certains titres ou la forte croissance de certaines thématiques ont fait resurgir le débat sur l’efficience des marchés.
L’envol de certains secteurs ou titres boursiers dans un environnement de crise relancent un débat autour des effets de l’irrationalité des investisseurs sur la formation des prix des actifs.
Dans un environnement de marché marqué par la crise sanitaire et l’intervention massive des autorités monétaires et politiques, l’effervescence boursière autour de certains titres ou la forte croissance de certaines thématiques ont fait resurgir le débat sur l’efficience des marchés et la signification des prix des actifs.
Petit rappel historique. Dans les années 1960, Eugene Fama – un des récipiendaires du Prix Nobel d’économie en 2013 – formule l’hypothèse de l’efficience du marché. Selon sa théorie, il n’est pas possible de battre systématiquement le marché, car les actifs sont finalement toujours correctement évalués. Il base son argumentation sur la rationalité des investisseurs et sur le fait qu’un grand ensemble d’investisseurs – le marché – est plus performant, autrement dit plus intelligent, qu’un investisseur individuel.
Sa théorie est battue en brèche dans les années 1980 par la finance comportementale. Cette approche part du principe que des phénomènes observés sur les marchés peuvent être mieux expliqués en abandonnant certaines hypothèses de la finance traditionnelle, à commencer par l’hypothèse que tous les investisseurs se comportent de manière rationnelle et que prix et valeur fondamentale correspondent en tout moment. Ainsi, dans un marché où interagissent des investisseurs rationnels et irrationnels, l’irrationalité peut avoir un impact substantiel et durable sur les prix.
Un marché dit efficient reflète à tout moment toutes les informations pertinentes et disponibles. Ainsi les prix observés sur le marché correspondent à la valeur fondamentale de l’objet, sa vraie valeur en quelque sorte. Mais comment cette efficience est-elle atteinte? Elle l’est par la force du marché, en d’autres termes par l’interaction entre les investisseurs. En théorie, un investisseur rationnel ne va jamais acheter une action à un prix excédant la valeur de l’entreprise et, a contrario, ne va pas la vendre à un prix inférieur à sa valeur fondamentale. En revanche, si cet investisseur rationnel observe sur le marché un prix qui dévie de la valeur fondamentale, il va saisir cette opportunité de gain. Ce faisant, il fait bouger le prix, comblant l’écart constaté et ramenant le prix au niveau correct, c’est-à-dire la valeur fondamentale.
Pour les partisans de la finance comportementale, ce mécanisme d’ajustement des prix peut échouer en raison de plusieurs facteurs. Premièrement, l’opération peut être risquée et coûteuse, ce qui peut la remettre en cause. Complexe, l’évaluation reste en outre imprécise et engendre donc un risque. Les entreprises mal évaluées sont par ailleurs difficiles à détecter et les stratégies boursières permettant de tirer profit d’une situation de mauvaise valorisation demandent un certain savoir-faire. Attention, la finance comportementale ne postule pas que le prix des actifs est dissocié de leur valeur fondamentale, mais que ce prix ne lui correspond pas exactement en tout moment.
Si l’on accepte le fait que les prix peuvent dévier – même temporairement – de la vraie valeur, reste la question clé: combien de temps va durer cette déviation? Et la situation devient encore plus intéressante lorsqu’entrent en jeu ce qu’on appelle dans la littérature les Noise Traders. Ces investisseurs irrationnels opèrent en ne se basant pas sur l’information en soi, mais sur les bruits qui l’entourent. Leur intervention non seulement maintient le risque de mispricing, mais peut encore l’accroître – on parle alors de Noise Trader Risk – au point que certains auteurs soulèvent la question provocatrice de savoir s’il ne serait pas rationnel de spéculer sur un accroissement de ce mispricing.
Il a notamment beaucoup été question en début d’année de la mobilisation rapide autour du titre GameStop. L’effervescence autour de la chaîne de magasins de jeux vidéo peut servir de cas pratique pour ces phénomènes souvent restés très théoriques. S’il est trop tôt pour déterminer si la récente multiplication des flashmob, et donc du Noise Trader Risk, marque le début d’une nouvelle ère, elle permet de s’interroger sur leurs conséquences.
Même si la part spectaculaire d’une mobilisation rapide ne dure que quelques jours, une distorsion des prix et une augmentation de la volatilité peuvent persister. L’accroissement du Noise Trader Risk peut avoir comme conséquence de diminuer l’attractivité des stratégies comptant sur le comportement rationnel des investisseurs pour évaluer la valeur fondamentale d’un titre. Ce qui rendrait les marchés moins efficients. Or, la société dans son ensemble a globalement tout intérêt à ce que les prix des actifs soient le résultat de marchés efficients, autrement dit à ce que l’écart entre la valeur économique sous-jacente et le prix d’actif financier soit le plus petit possible, car les informations révélées sur les marchés, comme la valeur d’une entreprise ou sa solvabilité, peuvent constituer le fondement de prises de décisions importantes.
De manière générale, vu la persistance du niveau bas des taux d’intérêt, la quête désespérée de rendement de la part des investisseurs peut créer certaines distorsions de prix par rapport à la valeur fondamentale. Un phénomène lent et moins spectaculaire que ne l’a été l’affaire GameStop, qui a vu la conjonction soudaine de plusieurs facteurs, comme la mobilisation rapide d’acteurs, style flashmob, l’identification d’une cible ou encore un sous-jacent emblématique. Si la généralisation de ces phénomènes spectaculaires semble peu probable, leur fréquence peut augmenter en raison de l’accessibilité toujours plus grande des plateformes de trading et de l’information. Ce qui ne serait pas sans conséquence pour les investisseurs.
L’augmentation du Noise Trader Risk accroît non seulement la volatilité, mais aussi d’autres risques dont il s’agira d’être conscients lors de l’implémentation et de l’exécution des stratégies d’investissement. Ainsi, même sans être directement engagé dans ces mouvements, un investisseur pourrait être concerné par la mutation du risque lié aux investisseurs irrationnels.
Le choix du moment du trading et la sélection de titres devront potentiellement tenir compte de ce nouvel environnement pour tenter d’éviter de pâtir des distorsions extrêmes des prix. Soulignant plus que jamais, l’importance du savoir-faire et d’une approche consciencieuse.
Traduction de l'article paru en allemand dans Handelszeitung, le 12.05.2021